Mieux évaluer la croissance, pour repenser le « logiciel du monde politique », Le Monde

Mieux évaluer la croissance, pour repenser le « logiciel du monde politique »

La réponse surprend. Il est rare, très rare, d’entendre citer Gandhi à l’appui d’une démonstration économique. Et pourtant c’est bien au guide spirituel indien qu’en appelle Eloi Laurent, professeur à Sciences Po Paris et à l’université Stanford (Californie), pour prédire la fin, dans un futur proche, de l’hégémonie du produit intérieur brut (PIB), l’étalon de référence de la performance d’un pays. L’indicateur dont les variations en volume fournissent, chaque trimestre ou chaque année, le chiffre fétiche de la « croissance » est utilisé depuis des décennies par les gouvernements du monde entier pour guider leurs politiques publiques.

A écouter le chercheur de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), il les aveuglerait plutôt que de les éclairer. « Il est impératif de compter autrement. C’est notre bien-être et la survie de la planète qui sont en jeu. Convaincre nos décideurs est une rude bataille mais je pense souvent à cette phrase de Gandhi : “D’abord, ils vous ignorent, ensuite ils vous raillent, puis ils vous combattent, et enfin vous gagnez” », assure le quadragénaire, auteur, avec Jacques Le Cacheux, professeur d’économie à l’université de Pau, d’Un nouveau monde économique (Odile Jacob).

Dans les années 1970, quand le PIB augmentait, le progrès social était au rendez-vous

Vu son âge, Eloi Laurent ne pouvait pas être dans les rangs du bataillon d’experts qui, dès les années 1970, à la suite du rapport du Club de Rome et des travaux du Massachusetts Institute of Technology (MIT) sur les limites à la croissance, furent les premiers, en France, à s’interroger sur la pertinence du PIB comme mesure clé de la richesse produite. Ceux-là étaient plutôt des écologistes, des altermondialistes ou des « éconoclastes » comme René Dumont, Jean Gadrey ou Patrick Viveret : leurs voix peinaient à se faire entendre au cours de la période prospère des « trente glorieuses ». A l’époque, quand le PIB augmentait, le progrès social était au rendez-vous : un supplément de salaire permettait d’acheter un réfrigérateur ou un poste de télévision, marqueurs d’un meilleur chez-soi.

Aujourd’hui, le cercle de ceux qui doutent s’est élargi. D’ici à la fin octobre, à l’occasion de l’examen du projet de loi de finances 2016, les députés devraient être conviés par le premier ministre, Manuel Valls, à un débat à l’Assemblée nationale pour la présentation officielle au Parlement de dix nouveaux indices complémentaires au PIB : ces chiffres qui portent, par exemple, sur l’empreinte écologique, l’espérance de vie en bonne santé ou l’artificialisation des sols sont censés les aider à mieux évaluer leurs choix budgétaires. Voilà le résultat de l’adoption, en avril, par le ­Sénat comme par l’Assemblée, de la loi Eva Sas, du nom de la députée Europe Ecologie – Les Verts (EELV) qui en est à l’origine. Le texte vise à « la prise en compte de nouveaux ­indicateurs dans la définition des politiques publiques ». Une première en France, même si la loi propose mais n’impose pas.

Le mouvement a franchi les frontières. Beaucoup de pays, à l’instar de la Nouvelle-Zélande, la Finlande ou la Slovénie, évaluent déjàleurs politiques économiques à l’aune d’indicateurs de qualité de vie comme l’éducation, la santé ou l’environnement. Le 25 septembre, les Nations unies ont adopté dix-sept Objectifs de développement durable, à réaliser d’ici à 2030, qui vont plus loin que leurs prédécesseurs – les Objectifs du millénaire pour le développement – dans la lutte contre le changement climatique ou la gestion de l’eau et de l’énergie. Le pape, présent à l’ONU, a salué cet « important signe d’espoir » tout en appelant à des mesures concrètes et immédiates.

Dans son bureau à l’Insee, le temple français du chiffre, Claire Plateau, adjointe au chef du département des comptes nationaux, se fait un devoir de rappeler quelques notions de base. Le PIB mesure la richesse créée par les activités de production à l’intérieur d’un pays au cours d’une période déterminée, explique-t-elle. Cet indicateur de flux (et non de stock) prend seulement et essentiellement en compte la valeur des échanges marchands. Le bénévolat ou les activités domestiques, qui font lien social, en sont exclus, précise la statisticienne. Avec cette définition, on comprend donc qu’un conjoint resté à la maison pour élever ses enfants ne contribue pas à l’enrichissement de la France. De même, si une femme épouse son jardinier, qu’elle rémunérait auparavant, le PIB diminue.

Si Bill Gates entre dans un bar, le revenu moyen de tous les consommateurs présents sera automatiquement multiplié par 1000

Ces « omissions » ont été identifiées depuis longtemps. Mais il existe d’autres failles. Sur le plan social, le PIB ne renseigne pas sur la répartition des richesses produites. Les biens d’un pays – ou d’une assemblée – peuvent augmenter sans que tout le monde en profite, comme l’illustre cette blague, un classique dans les couloirs de l’OFCE  : si Bill Gates entre dans un bar, le revenu moyen de tous les consommateurs présents sera automatiquement multiplié par 1 000. Sans effet sur l’épaisseur des portefeuilles… Ainsi, aux Etats-Unis, selon les travaux de l’économiste français Emmanuel Saez, chercheur à l’université de Berkeley, depuis la reprise économique de 2010, 90 % des gains de revenu ont été captés par les 1 % les plus riches.

L’agrégat présente un biais supplémentaire loin d’être négligeable. Polytechnicien, ingénieur et économiste spécialiste de l’énergie, Jean-Marc Jancovici résume le problème en une phrase : « Le PIB représente ce que vous avez en plus sans compter ce que vous avez en moins… »

« Ce mode de calcul est très grave »

Un embouteillage sur le périphérique va augmenter la consommation d’essence, donc l’activité de la branche pétrolière, donc le PIB. Mais le temps perdu et l’air pollué respiré passent à la trappe. En cas de catastrophe naturelle, l’indice progresse grâce aux dépenses de reconstruction engagées tout en ignorant le coût des dégâts provoqués. « Ce mode de calcul est très grave, insiste l’expert, qui tient un site de vulgarisation sur l’énergie et le climat (www.manicore.com). Vous vous rendez compte ? L’économie ne s’intéresse pas aux stocks dans lesquels elle puise. Or faut-il le rappeler encore et encore : nous n’avons qu’une seule planète. » « La comptabilité nationale n’est pas une comptabilité patrimoniale, confirme Dominique Méda, agrégée de philosophie et professeure de sociologie à l’université Paris-Dauphine, membre avec Jean Gadrey du collectif Fair – Forum pour d’autres indicateurs de richesse –, créé en 2008. Elle oublie la pression de la croissance actuelle sur l’environnement. Elle passe à côté de la crise écologique. »

Claire Plateau, de l’Insee, connaît bien ces critiques. «  Le PIB ne saurait à lui seul mesurer le progrès social et la qualité de vie. Et il ne renseigne pas sur la soutenabilité du développement. Il n’a pas été conçu pour cela », rétorque-t-elle. Pas de faux procès, donc, décrypte-t-on entre les lignes. L’Insee propose d’autres statistiques qui en disent long sur les conditions de vie des ménages – la dispersion des revenus, les sorties précoces du système scolaire, le renoncement aux soins pour raisons financières, les émissions de CO2 et d’autres gaz à effet de serre ou encore la pollution des cours d’eau de l’Hexagone. «  Tous ces éléments sont consultables sur notre site Web. Mais ils captent moins l’attention que les évolutions du PIB publiées chaque trimestre… », semble regretterla polytechnicienne, administratrice de l’Insee.

L’économique, le social et l’environnemental

Responsables politiques et journalistes se ­focalisent sur cet indicateur conjoncturel, en effet. Harmonisé, le PIB permet aussi de faire des comparaisons internationales, ce qui est un plus. Bref, il y a toujours quelque chose à en dire. Sauf que la réalité économique, elle, est bien plus complexe.

C’est justement pour réconcilier les Français et, plus largement, les citoyens du monde avec les statistiques qui, selon eux, ne reflètent pas leur vie au quotidien, qu’en janvier 2008, Nicolas Sarkozy, président de la République, installe une commission sur la mesure de la performance économique et du progrès social, présidée par l’Américain Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie. Huit mois plus tard, la chute de la banque Lehman Brothers, l’un des joyaux de Wall Street, précipite le monde dans une crise financière que certains comparent au krach boursier de 1929 aux Etats-Unis. L’évolution des PIB des pays développés n’en avait rien laissé prévoir.

Dans son rapport final, en septembre 2009, la commission Stiglitz préconise de toiletter l’agrégat et de lui préférer, par exemple, le produit national net (PNN), afin de prendre en compte les effets de la dépréciation du capital dans toutes ses dimensions naturelles et humaines. Objectif ? Privilégier un équilibre harmonieux entre les trois piliers du déve­loppement durable : l’économique, le social et l’environnemental. L’Insee, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), Eurostat – l’agence statistique de l’Union européenne – se mettent au travail, mais le PIB reste sur son piédestal. En dépit de la panique de 2008, il n’est pas remis en cause alors que les experts avaient unanimement ­reconnu son obsolescence.

« C’est anxiogène d’admettre qu’il faut renoncer à l’idée d’une croissance éternelle  »

Comment expliquer ce retard à l’allumage ? Formation des dirigeants et des élites aujourd’hui au pouvoir qui restent persuadés que la hausse du PIB est la condition de tout progrès, répond Jean Gadrey ; sous-estimation de la crise écologique, insiste Jean-Marc Jancovici, qui s’aventure sur le terrain psychologique : « C’est anxiogène d’admettre que nous sommes dans un monde fini avec des ressources naturelles limitées. Qu’il faut renoncer à l’idée d’une croissance éternelle. »

A l’OCDE, le club des pays riches, premier ­producteur de données du monde, Martine ­Durand, directrice des statistiques, avoue qu’en dépit des progrès réalisés au sein de l’institution, « il est toujours un peu difficile en interne de convaincre de la pertinence des indicateurs alternatifs pour mesurer la performance d’un pays ». « Tous les Etats que nous représentons n’ont pas la même lecture. Le PIB et la croissance sont intouchables pour certains. Et puis, pour les décideurs, un agrégat comme le PIB, c’est simple, il est comparable. »

Aujourd’hui professeur émérite à Sciences Po Paris, Jean-Paul Fitoussi était en 2008-2009, le coordinateur de la commission Stiglitz. Il ne nie pas avoir « ramé » et avoue d’ailleurs « continuer de le faire » en poursuivant les travaux sur le PIB dans le cadre d’une nouvelle instance abritée à l’OCDE qui se ­réunit une fois par an : la commission Stiglitz-Fitoussi-Durand. « Pourquoi cela prend-il tant de temps ?Il faut être pragmatique et reconnaître qu’en raison de la crise, les crédits de beaucoup d’organisations statistiques internationales ont été revus à la baisse. Or tous ces travaux d’harmonisation et d’élaboration de nouveaux indicateurs coûtent cher… » De toute façon, rappelle-t-il, «  notre objectif n’est pas de détrôner le PIB, il faut l’accompagner pour le rendre moins faux. C’est un chantier important car cet agrégat sert, en partie, au calcul de certains impôts et à la détermination de l’emploi ». Sans oublier le déficit budgétaire fixé à 3 % du PIB que Bruxelles surveille de près.

Disposer d’indicateurs supplémentaires

Même s’il admet lui aussi que le PIB est largement imparfait, Daniel Cohen, directeur du département d’économie de l’Ecole normale supérieure de Paris – et par ailleurs membre du conseil de surveillance du Monde –, trouverait «  tout aussi ridicule de le supprimer que d’en faire, comme aujourd’hui, le baromètre exclusif de l’action publique ». « Sur la gestion des cycles de court terme, je reste keynésien, explique-t-il. Le PIB, qui représente la somme des revenus individuels des gens, est un instrument au service de la politique économique. Ne nous en privons pas. »

L’auteur de l’essai Le Monde est clos et le désir infini (Albin Michel) insiste néanmoins sur la nécessité de disposer d’indicateurs supplémentaires, susceptibles d’orienter l’action publique à moyen et long termes. « Si l’on prend l’exemple américain, on voit pourquoi le thermomètre PIB ne veut plus rien dire. En dépit de la croissance, 90 % de la population n’a connu aucune augmentation de son pouvoir d’achat au cours des trente dernières années. Démocrates et républicains, comme l’explique parfaitement Thomas Piketty, ont les yeux rivés sur les inégalités, qui deviennent le véritable thème de la campagne électorale. Et puis, il ne faut rien lâcher sur l’écologie et l’incorporer dans les indicateurs de court terme et pas seulement de long terme pour fixer les objectifs à atteindre. »

Afin de compléter l’agrégat, Daniel Cohen insiste sur la nécessité de disposer d’indicateurs de bien-être qui « montreraient les endroits où ça fait vraiment mal », et surtout vis-à-vis desquels « on sache agir ». L’économiste aimerait, par exemple, que les grandes métropoles publient un indice, « leur PIB à elles », où le temps passé dans les transports, devenu « une nuisance absolue » pour des millions de personnes, serait pris en compte. Ou encore, afin de rester dans le concret, le temps d’attente aux urgences des hôpitaux, un vrai stress pour une grande partie de la population, estime-t-il.

« La Chine, un cas d’école »

Cette « révolution de velours » ne convient guère à Eloi Laurent. S’il est conscient des difficultés qui restent à surmonter, le chercheur n’en démord pas : selon lui, les jours du produit intérieur brut sont comptés. « Il y a consensus aujourd’hui pour reconnaître que la hausse du PIB et la réduction des inégalités et de la crise écologique sont déconnectées, constate-t-il. Mais le débat va plus loin puisque nous voyons tous que le lien entre la reprise économique et la création nette d’emplois est également contesté. L’intensité de la croissance en emplois est de plus en plus faible. Vous imaginez les conséquences pour tous les gouvernants qui promettent une réduction du chômage grâce au redémarrage du PIB… Le piège se referme sur eux. »

Comme il s’est refermé en Chine, par exemple, où les dirigeants sont conscients qu’ils doivent freiner la course à la croissance après la montée de la contestation dans les villes et les campagnes, tant la destruction des écosystèmes empoisonnait la vie des habitants. « La Chine est un cas d’école, confirme Martine Durand. Il est impossible de respirer à Pékin. Construire un nouvel hôpital pour y soigner les asthmatiques permettrait d’accroître le PIB, mais c’est la lutte contre la pollution, quitte à fermer des centrales à charbon, qui est un choix durable et responsable. » En 2011, le ministre chinois de l’environnement ne déclarait-il pas : « Si notre terre est dévastée et que notre santé est anéantie, quel bienfait nous procure notre développement ? »

Pour la députée EELV Eva Sas, le PIB, ce « logiciel du monde politique », est périmé. En défendant sa proposition de loi, elle avait appelé à regarder le monde tel qu’il est aujourd’hui et non tel qu’il était au XXe siècle. La jeunesse actuelle, grande victime du chômage et des inégalités, peut témoigner, explique la parlementaire, que la croissance n’a en rien réglé ses problèmes d’emploi et que son environnement de vie est largement dégradé. Pour toutes ces raisons, peut-être appartiendra-t-il à cette génération montante de faire aboutir le difficile chantier de la refonte du PIB.

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